Régnant sans partage depuis plus d’un quart de siècle sur les suites bureautiques, Microsoft voit son monopole s’effriter peu à peu. En cause, la montée en puissance de nouveaux acteurs SaaS. Décryptage d’une stratégie de reconquête qui vise l’épuration du marché.
Concurrencé par Google mais aussi par une kyrielle de plus petits acteurs, Microsoft adopte depuis trois ans une stratégie à la fois offensive (croissance externe à marche forcée) et défensive (mise à niveau de ses produits en fonction de l’innovation produite par ses concurrents).
L’innovation par l’acquisition
A l’instar de Cisco dans les années 1990 qui fit de l’acquisition d’entreprises le cœur de sa stratégie d’innovation, Microsoft avale régulièrement des sociétés technologiques qui lui permettent d’améliorer significativement la proposition de valeur d’Office 365.
Avec le rachat de Skype, Microsoft a étendu considérablement les cas d’usage de sa suite Office. Bien que décriée par la plupart des analystes à l’époque, l’acquisition de Skype a permis d’agrémenter Office 365 de cas d’usage de collaboration en visio-conférence mais aussi d’outils complets de téléphonie d’entreprise pour la version E5 d’Office 365.
Avec une suite E5 à 34 € par mois par utilisateur, les TPE, PME et grandes entreprises fournissent à leurs employés une suite bureautique, une adresse e-mail, un espace de stockage d’un To, de la visio-conférence et de la téléphonie complétement dématérialisée : plus besoin de poste téléphonique, tout est accessible depuis un ordinateur, une tablette ou un mobile et ce, partout dans le monde.
Yammer, Genee, Wunderlist, LiveLoop… 35 acquisitions en 2 ans
On se rappellera aussi de l’acquisition de Yammer, en 2012, dont l’intégration complète dans Office 365 est prévue début 2017. Le résultat : un réseau social d’entreprise (RSE) intégré avec toutes les autres fonctionnalités : bureautique, e-mail, stockage.
Cette année, c’est Genee, un assistant virtuel qui sera lui aussi intégré rapidement dans Office 365. Enfin, on n’oublie pas les acquisitions de Wunderlist, LiveLoop (outil de collaboration avancé pour PowerPoint), Swiftkey, Metaunix (outils d’analyse big data), Datazen (outil mobile de dataviz et business intelligence), Equivio (service d’analyse de texte) et bien d’autres. On dénombre 35 acquisitions depuis 2 ans dont la plupart concernent les outils pour entreprises.
Rachat de LinkedIn : logique d’un point de vue produit
Récemment, l’acquisition de LinkedIn a surpris de nombreux analystes. D’un point de vue « stratégie produit », ce rachat fait sens et amène Microsoft à renforcer son hégémonie dans le monde de l’entreprise. La suite Office 365 peut maintenant se positionner sur tous les besoins essentiels de l’entreprise :
- Production : Word, Excel, PowerPoint, OneDrive
- Ventes (pour l’instant très orientées B2B) : LinkedIn, Outlook Customer Management
- Communication (en interne comme en externe) : LinkedIn, Outlook, Skype
- RH : people analytics avec Delve, formation avec Lyndia
En couvrant tous ces besoins clés, Microsoft collecte une quantité de données phénoménale sur les entreprises partout dans le monde. L’objectif : proposer toujours plus de fonctionnalités agrégeant ces flux de données : pipeline de ventes automatiquement alimenté par des leads venant de LinkedIn, proposition de profils à embaucher ou à contractualiser en fonction de la projection du pipeline de ventes en croissance, recommandation temps réel sur les activités de production intellectuelle, rapport et recommandation sur la productivité des employés en rapport avec le pipeline de ventes à venir, comparatif de toutes sortes d’indicateurs avec ceux du même secteur…
Se mettre à niveau face à des acteurs résolument innovants
Face à des concurrents très innovants, le plus souvent en forte croissance, Microsoft réagit également en mettant à niveau ses produits. Il prend en compte les innovations majeures qui surprennent le marché et parfois le disruptent.
Pour cela, Microsoft n’hésite désormais plus à explorer des territoires de niche où il ne s’aventurait pas jusqu’à présent. Les innovations produits suivantes ont ainsi été intégrées à son offre :
- L’approche originale proposée par Trello (gestion de projet en ligne en kanban) se retrouve dans les grandes lignes dans Office 365 Planner
- Slack (travail collaboratif) a son pendant dans Skype Teams, qui sera bientôt proposé dans Office 365
- IFTTT (automatisation de tâches) a son équivalent avec Flow
Une stratégie de go-to-market qui vise le long-terme
Microsoft veut reproduire ce qui lui a permis d’être leader autant sur les systèmes d’exploitation que les suites bureautiques : un pricing agressif et des partenariats forts pour rentrer dans les usages du plus grand nombre, en habituant le public à sa vision de l’expérience utilisateur.
Un pricing agressif aux dépens de la rentabilité immédiate
Pour les besoins B2B du marché des SoHo (Small Office - Home Office), l’offre Office Business Essentials à 4,2 € par mois et par utilisateur convient largement : elle propose tout Office Online avec 1 To de stockage, une adresse e-mail, Yammer. Même Office Online avec 5 Go et gratuit conviendrait à ce marché. L’offre Office 365 pour entreprise se vend quant à elle de 4,2 € à 34 € par mois par utilisateur.
En comparaison, « Dropbox for Business 1 To » est à 8,25 € HT par mois et seul un espace de stockage d’un To est proposé. Evernote for Business, de son côté, est proposé à 12 € HT par mois par utilisateur et ne propose que de la prise de notes (Office Online dispose de OneNote, un équivalent à Evernote).
Les offres de Microsoft sont donc agressives par rapport à la concurrence. Se pose alors la question de la rentabilité immédiate des offres d'appel telles que Office Business Essentials ou Office Online (offre gratuite). La stratégie de Microsoft est de rester dans l'usage quotidien de millions d'utilisateurs et de continuer à être la suite bureautique de référence, quitte à rogner sur la marge.
Toutefois, grâce aux ventes encore solides d’Office en version native, Microsoft dispose d’une marge brute confortable de 50 %. La section « Business and Productivity » s'offre même le luxe de pouvoir réinvestir massivement en R&D et en acquisition pour son offre SaaS. En termes de ventes, la stratégie engagée semble porter ses fruits avec 5 à 10% de croissance par trimestre sur les abonnements Office 365.
Une stratégie qui joue le long terme
La stratégie de Microsoft repose aussi sur la conclusion de partenariats forts, même avec des concurrents. Par exemple, l’édition des fichiers Office avec Office Online depuis Dropbox ou Box.com (concurrents de OneDrive) (https://blogs.dropbox.com/dropbox/2016/01/new-microsoft-integrations/)
Office Online, lui, reste gratuit avec Word, PowerPoint, Excel, OneNote, SkyDrive 5 Go, une adresse e-mail sur Outlook.com, appuyé par une prise en main particulièrement intuitive et rapide :
De réels défis à relever et une transformation à mener
Malgré tout, Microsoft hérite d’un lourd passé d’entreprise hégémonique avec des réflexes ancrés au plus profond de sa culture. Un test simple : essayez de commander Office 365 E5 pour profiter de la téléphonie d’entreprise. Personne au service client par téléphone ne saura vous dire si cette offre est réellement en place ou non et comment en disposer.
Le service après-vente semble lui aussi souvent désemparé pour aider à résoudre les problèmes des utilisateurs. Enfin, le discours marketing et la communication produit manquent cruellement d’émotion. L’éditeur ne vend pas les bénéfices clients aussi bien que les nombreuses startups qui se développent sur ce marché.
Conscient de ses faiblesses, Microsoft continue de se reposer sur des intermédiaires locaux pour vendre ses solutions et capitalise sur les entreprises qui ont construit de véritables relations avec leurs clients : Office 365 est intégré à l’offre Pro de Bouygues Telecom, dans le nouvel espace de productivité « Coté Pro » de La Poste, etc.
Toutefois, le géant de Redmond ne peut continuer à se reposer sur ses partenariats pour stimuler la vente d’Office 365. De par l’hégémonie fonctionnelle qu’il construit avec sa suite, les potentiels partenaires se demandent souvent s’ils ne pactisent pas avec le diable et s’ils ne risquent pas de transférer toute la valeur ajoutée de leurs services à Microsoft. De la coopétition estimée dangereuse sur le moyen et long terme pour ces partenaires.
Microsoft va donc devoir apprendre à discuter directement avec ses clients et prospects : cela passe par un discours marketing nouveau et rafraichissant et une relation client omnicanal excellente sur tous les moments de vie de ses clients et prospects.
Sources :
http://www.forbes.com/sites/petercohan/2016/06/13/4-reasons-microsoft-wasted-26-2-billion-to-buy-linkedin
https://blogs.office.com/2016/11/14/introducing-outlook-customer-manager-relationships-made-easy-for-small-businesses/
https://www.microsoft.com/investor/reports/ar16/index.html
https://blogs.dropbox.com/dropbox/2016/01/new-microsoft-integrations
https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_mergers_and_acquisitions_by_Microsoft
Auteur : Gaylord Foureau, Manager en charge du pôle Marketing Automation, Keley Consulting